Luc Perrault
La Presse, samedi 15 février 1992

Denis Boivin : Jésus freak ou maniaque de cinéma ?

Présenté jeudi dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois, Le pardon de Denis Boivin provoque un choc. L'émotion vraie, la pure, il est rare que le cinéma québécois nous la procure avec autant de grâce, dans une forme aussi maîtrisée, d'autant plus que le thème, celui du pardon, qui a des relents d'encens parait quelque peu déphasé, dans un Québec laïque, pour ne pas dire athée. Or, ce film de 57 minutes a été tourné par un inconnu, mais un inconnu visiblement doué. Une question se pose alors : qui est ce Denis Boivin, un vrai maniaque de cinéma ou un pure Jesus freak ?

Le jeune homme que j'ai devant moi tient un peu des deux à la fois. Il m'apprend qu'il enseigne la catéchèse dans une polyvalente de Saint-Césaire tout en précisant qu'il est non pratiquant, bien qu'il détienne une maîtrise en théologie. Il me tend son curriculum vitae, long de quatre pages. Jus de pommes, son premier film, tourné en animation, remonte à 1972. Cinq ans plus tard, il signait L’Âge dort qui déjà raflait quelques prix. Mais la consécration venait le 28 janvier dernier. Boivin revenait du Festival de Tours un trophée sous le bras. Inconnu la veille, il venait de remporter avec Le pardon le Prix de la presse pour le meilleur grand reportage.

Ce documentaire s'inspire d'un fait divers atroce qui faisait les manchettes il y a douze ans. Les corps de deux adolescents, Chantal Dupont, 15 ans, et Maurice Marcil, 14 ans, étaient repêchés dans le fleuve Saint-Laurent. La jeune fille avait d'abord été violée avant d'être précipitée avec son compagnon du haut du pont Jacques-Cartier.

Un mystère

En reconstituant ce drame, le réalisateur de 36 ans a choisi un angle précis : en apprenant la mort de Chantal Dupont, ses parents, Jeannine et Louis, ainsi que leur fille Sylvie, avaient pardonné aux assassins de leur fille. Boivin a voulu savoir le pourquoi de ce pardon. Il a donc rencontré les parents de Chantal.

Avant de nous les présenter, le film fait d’abord comprendre l'absurdité d'un tel pardon. Le spécialiste des crimes et journaliste Claude Poirier, explique que le geste des deux criminels, Normand Guérin et Gilles Pimparé (condamnés chacun à 25 ans de prison sans possibilité de rémission), est impardonnable parce qu'absolument gratuit et absurde et d'une cruauté intolérable. Quant au père de Maurice Marcil, il espère seulement oublier ce cauchemar, se disant incapable de pardonner. Enfin, la mère de Normand Guérin s'étonne pour sa part du pardon des Dupont qui l'a tout de même considérablement réconfortée, elle et ses deux fils.

Mais les vrais moments d'émotion dans le film, ce sont les Dupont eux-mêmes qui en sont la source. La façon avec laquelle ils évoquent cette histoire, leur simplicité mais surtout la profondeur de leur convictions religieuses forceraient l'admiration même des mécréants les plus endurcis. Il n'est pas inutile de savoir qu'ils appartiennent au mouvement du Renouveau charismatique, ce que le film ne précise pas.

La finale du film correspond au sommet de l'émotion : à la prison de Port-Cartier, Normand Guérin se jette en pleurant dans les bras des Dupont. On aura compris que ce garçon, privé très jeune d'un père, vient d'en trouver un nouveau.

Un climat de confiance

"Ce pardon des Dupont pour moi constituait un mystère, fait remarquer Denis Boivin. Il est d'autant plus incompréhensible que le crime est horrible. J'ai voulu savoir ce que représentait ce pardon pour eux. Lors de ma premièlrentrevue avec eux, ils m'ont appris qu'ils n'avaient jamais rencontré le prisonnier (le second ayant décidé d'éviter tout contact avec cette famille). Leurs lettres depuis cinq ans restaient sans réponse. Il m'a fallu passer par l'aumônier de la prison pour avoir accès à Guérin. Finalement, cette rencontre a pu être organisée."

Pour ce qui est du mystère des Dupont, Boivin n'est toujours pas plus avancé.

"Ils ne parlent jamais de leur douleur, dit-il. L'angoisse qu'a connue Mme Dupont, je n'ai pas réussi à l'exprimer."

Sa méthode était pourtant simple : créer un climat de confiance. Il allait souvent voir les Dupont durant les week-ends. "On filme bien les gens qu'on connaît bien. Nous discutions beaucoup. Aussi, il était clair dès le départ pour les Dupont que je n'étais pas pratiquant."

Il avoue que cette expérience l'a marqué. Une criminologue lui a confié qu'on n'avait enregistré que deux ou trois cas semblables à ce drame en Amérique du Nord et, à chaque fois, ces crimes s'étaient déroulés à l'intérieur d'une famille. Face à ces réalités "aussi contrastantes sur le plan humain", comme il le dit, il a été troublé au point de devoir consulter un psychologue.

L'impact du film à Tours a été tel que des distributeurs français se sont intéressés au Pardon. Il est même question qu'il sorte en salle à Paris. Boivin a profité de son séjour à Tours pour faire des repérages pour son projet de long métrage, Marie de l’Incarnation, qu'il caresse depuis dix ans. C'est d'ailleurs parce qu'à Téléfilm on lui avait fait la remarque qu'il manquait d'expérience qu'il entreprit des études en théologie.

"Aujourd'hui, on vient me consulter sur Marie de l'Incarnation. Je suis considéré comme un spécialiste..."

Boivin n'a pas été très gâté ici par les organismes d'État, la Sogic ou Téléfilm. Le pardon a été tourné (en 16 mm) avec l'aide artisanale de l'ONF et quelques commanditaires privés.

Cette fois encore, son projet de long métrage paraît mal engagé : il y aurait déjà un autre projet sur Marie de l'Incarnation sur les rangs. Mais Roivin garde espoir : "Il y a bien eu, dit-il, quatre évangiles !"

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