Philippe Larue
Le Parisien, mercredi 22 avril 1992

Ces parents qui ont pardonné l’impardonnable

DANS l'aumônerie du pénitencier de Port-Cartier, au nord du Québec, Jeannine et, Louis Dupont serrent dans leurs bras Normand Guérin. " Ça fait longtemps qu'on attendait ça, glissent-ils dans leur étreinte, c'est le plus beau moment de notre vie. " Le prisonnier pleure, répétant leurs paroles. Le 3 juillet 1979, il a violé et tué, avec un autre marginal, la fille des Dupont Chantal, quatorze ans, en la jetant du pont Jacques-Cartier, à Montréal. Elle revenait d'un concert de Gérard Lenorman organisé dans le cadre de l'Année internationale de l’enfance, en compagnie d'un copain, Maurice Marcil, dix-sept ans. Lui aussi a été étranglé et jeté du pont par le complice de Normand Guérin, Gilles Pimparé. Ce dernier lui a volé auparavant ses 2 dollars d'argent de poche. Ce viol suivi d'un double meurtre a traumatisé les Québécois et fait vivre aux parents de Chantal et Maurice un véritable cauchemar.

La foi pour soutien

Pourtant, Jeannine et Louis Dupont ont choisi de pardonner l'impardonnable. Ces chrétiens membres de l'Église du renouveau charismatique ont fait de Normand Guérin leur " fils spirituel ". Ils ont entamé une correspondance avec lui au lendemain du procès qui l'a condamné à vingt-cinq ans de réclusion criminelle, comme pour Pimparé. Et dix ans après l'assassinat de leur fille, le 18 juillet 1979, ils l'ont rencontré en prison.

Le cinéaste Denis Boivin a filmé cette rencontre hors du commun et suivi leur parcours troublant au-delà de la douleur, au-delà de la haine. Son documentaire, " le Pardon ", sera au centre de " la Marche du siècle " consacrée à ce thème ce soir, à 20 h 40, sur FR 3.

" Pour nous, explique au téléphone Jeannine Dupont, dans sa maison de Longueuil, il ne s'agit nullement de remplacer notre fille. Notre foi nous a aidés à tenir durant les huit jours où la police recherchait Chantal et, lorsque nous avons appris par la presse son assassinat et l'arrestation de ses meurtriers, elle nous a ensuite conduits vers l'amour de Normand, par-dessus tout. Bien entendu, même dans nos familles, certains n'ont pas compris notre démarche. "

" Nous avons prié, reprend-elle, pour qu'il ne passe pas toutes ces années à se morfondre sur son acte, mais pour qu'il s'accepte et qu'il trouve sa place parmi les hommes. Lui donner ce bonheur nous a procuré une grande liberté intérieure. Lors de notre premier face-à-face à Port-Cartier, nous avons eu l'impression de voir Normand renaître. "

Cette femme, toute de générosité, affirme " ne jamais avoir ressenti de pulsions de hamie pour lui ". "Je ne redoutais pas ma réaction lors de la première rencontre, ajoute-t-elle. J'avais plutôt peur qu'il craque parce que ce que nous lui proposions était trop fort pour lui."

Depuis juillet 1989, les Dupont ont revu à plusieurs reprises l'assassin de leur fille. À l'inverse du père de Maurice, la seconde victime, qui ne cherche que l'oubli. Ils passent leurs vacances dans la région du pénitencier et consacrent chaque année une journée à des " retrouvailles ".

Des barrières étaient tombées

C’est au fond de cette prison encore entourée de neige que nous avons pu, grâce à l'aumônier Nick Boucher, joindre Normand Guérin au téléphone. " Lorsque je suis arrivé ici, raconte-t-il, avec son accent québécois et en ponctuant son discours de " OK ", j'ai dû affronter les insultes des autres prisonniers qui ne supportent pas les tueurs d'enfants. Ils me traitaient de " crapule ". Moi, j'me sentais pas ben avec moi-même. J'avais trop trouvé ça déguelasse de ce qu'avais fait. Et puis, comme la plupart des détenus d'ici qui ont commis un acte comme le mien, je n'arrivais pas à avouer, à m'avouer mon crime. " Son complice, Gilles Pimparé, nie encore aujourd'hui avoir été sur le pont Jacques-Cartier le soir du 3 juillet 1979.

" Je n'ai pas parlé du meurtre de Chantal la première fois avec les Dupont, se souvient-il. Mais, après, des barrières étaient tombées. Ils voulaient savoir. Comme je le dis dans le film, quand j'ai vu cette gamme avec sa beauté, sa pureté, j'ai voulu garder ça juste pour moi. "

Même si cela paraît insupportable à lire, avoir été emprisonné dans ces circonstances puis pardonné par Jeanne et Louis changé le destin de Normand Guérin.

" J’aurais mal fini si j'étais pas entré au pénitencier, assure-t-il. Les Dupont m'ont changé, ils m'ont fait progresser dans leur foi. je les considère comme mes parents adoptifs. Ils sont plus importants que ma propre famille. Leur amour m'a donné la force de me respecter. Les autres prisonniers le sentent. "

Normand parle de sa famille modeste, de son père qu'il n'a presque pas connu et de son jumeau, Richard, qui, après le crime, n'a cessé d'être pris pour lui. Il n'est pas encore aujourd'hui libéré de ses " meurtres par procuration ".

Une démarche extrême

Il a même commis un "vol maiseux" pour rejoindre Normand.

La mère du meurtrier, Murielle, n'a pas compris au début le pardon des Dupont. " Je n'ai même pas été capable de leur dire merci, témoigne-t-elle. Mais, aujourd'hui, ça m'aide à tout surmonter et à pardonner à mon tour. "

La démarche des Dupont peut paraître extrême, mais elle est le reflet de leur foi. Elle est digne de respect, comme le désir d'oubli ou de justice.

" En tout cas, je ne me servirai pas du film de Denis Boivin sur leur pardon pour demander une révision de ma peine, conclut Normand Guérin. je suis prêt à cheminer en prison jusqu'en 2004. "

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